Où je vais la nuitJeanne Desoubeaux

Durée : 1h15

En dosant subtilement émotion et humour dans cette réadaptation malicieuse du mythe d’Orphée et Eurydice, Jeanne Desoubeaux crée une oeuvre à la fois personnelle et fidèle à l’opéra de Gluck.

On est accueilli comme dans un mariage par un orchestre de bal égrenant les chansons d’amour populaires. « Elle a les yeux revolver » ? Oui, et elle va bientôt finir aux enfers… car l’union célébrée ici est brutalement interrompue par un drame. Eugénie/ Eurydice, l’une des musiciennes, fait un malaise fatal. Son amoureuse Odette/Orphée, désespérée, obtient des dieux le droit de la ramener d’entre les morts, à condition de ne pas se retourner pour regarder sa bien-aimée. Mais le pourra-t-elle ?

Formée au théâtre autant qu’à la musique, la jeune metteuse en scène Jeanne Desoubeaux avait toutes les cartes en main pour revisiter l’opéra de Gluck, ce récit multifacette sur le deuil, la perte et l’emprise amoureuse qui l’accompagne depuis des années. Et le résultat est une réussite : son adaptation possède une évidence et une vitalité rafraîchissantes, non exemptes d’humour. Dans sa relecture, livrée par de jeunes interprètes de talent, les vivants chantent comme dans la vie, les morts ont une belle voix lyrique, et l’opéra devient très naturellement un cabaret chanté. Autre atout, et non des moindres : Jeanne Desoubeaux possède l’art de créer des images fabuleuses. Et si ses effets sont modestes, ils fonctionnent parfaitement : ainsi, la tonnelle festive et fleurie devient porte vers l’au-delà, le tulle bouillonnant suggère les nuages puis les enfers. Un spectacle limpide, inventif, pour une invitation à la (re)découverte de l’opéra.

À la source de cette création inédite se trouve l’opéra Orphée et Eurydice de Gluck, et pourtant voilà un spectacle qui prend pour titre le nom d’une chanson de Philippe Katerine. Des grands airs baroques à la chanson française, musicien·nes, acteur·rices et chanteur·euses explorent avec sensibilité le fil narratif de la rupture. Un spectacle d’une incroyable poésie, pour s’ouvrir à une œuvre phare du répertoire, puissante et terriblement émouvante. Jeanne Desoubeaux vit depuis longtemps avec Orphée et Eurydice : “L’opéra de Gluck dit l’essentiel : l’amour, le deuil, le vertige de la perte.” Elle partage la force de cette musique avec nous, à travers un spectacle humble et généreux. Dans une approche où le théâtre dialogue avec la musique, qu’elle soit lyrique ou pop, Jeanne Desoubeaux réunit sur scène un duo d’interprètes aux multiples registres, des comédien·nes musicien·nes qui jouent du piano, du violoncelle, de la contrebasse et du ukulélé.

Ce savant mélange des genres vient joyeusement bousculer les codes du répertoire et nous questionne sur nos façons d’aimer.

Note d'intention

Orphée est un musicien. Eurydice, sa femme, est nymphe. Le jour de leurs noces, elle est mordue par un serpent et meurt aussitôt. Orphée désespéré obtient des dieux l'autorisation d'aller la chercher aux enfers, la seule condition est que leurs deux regards ne se croisent jamais. Il échoue, il la regarde, et Eurydice meurt une seconde fois.

L'opéra de Gluck (1762) a la puissance des chefs d'œuvres, de ceux qui disent l'essentiel. La musique retranscrit avec justesse le vertige de la perte. C'est pour moi, aujourd'hui, un opéra sur le deuil, la rupture, le désamour. Mais demain il me racontera autre chose. Orphée et Eurydice nous parle à chaque moment de notre vie, indéfiniment, inlassablement. C'est cette force là que je souhaite partager avec un public, avec joie, humour, générosité, sans lourdeur ni surplomb, avec une simplicité proche de ce qui fait nos vies, entre drames et légèretés. […]

Ce mythe ne cesse d'être repris et adapté. Il ne cesse d'interroger. Philosophiquement d'abord : comment penser la mort ? Artistiquement, avec la question du regard : quel est le point de vue ? Métaphoriquement, encore : c'est quoi, ne pas se retourner sur qui on aime ? Dans notre cas, scéniquement : quel espace pour représenter les enfers ?Comment faire co – exister ces deux mondes ? Et d'ailleurs, l'autre monde est-il notre monde ? D'où vient Orphée au juste ? Les questions sont nombreuses, les réponses sont multiples.

Mon intuition se porte autour de la voix. Orphée est le musicien. Mais quelle est sa musique ? Quelle est sa voix ? Avec la compagnie Maurice et les autres, nous avons maintenant l'habitude de mêler, sur le plateau, des chanteurs lyriques à des comédiens-chanteurs non lyriques. Ici, je souhaite explorer cette intuition de départ : si Orphée a une voix non lyrique, et Eurydice, une voix lyrique, deux espaces distincts se font entendre, et ce, seulement par la voix. Les Enfers deviennent alors un espace dans lequel on s'exprime comme ça : lyriquement. Orphée peut alors être le personnage-miroir du public, celui qui a la voix la plus proche de la nôtre, et la voix d'Eurydice, dans les Enfers, apparaître comme la voix étrangère, lointaine, d'un autre temps, d'un autre lieu.

J'ai en tête un spectacle musical mais je souhaite que l'univers lyrique soit réservé aux Enfers. Ainsi, avant ce moment précis, c'est une écriture musicale à inventer avec les quatre musiciens-comédiens. [...] je souhaite que le spectacle débute sur un concert de chansons parmi lesquelles des compositions et des reprises de chansons populaires, comme dans un mariage, afin que l'on s'approche davantage du concert pop que du récital lyrique. Trente minutes de concert entameront donc le spectacle, pendant l'entrée public. Je souhaite, par ce biais, mettre la musique au premier plan, proposer un rapport scène/salle très frontal (les interprètes jouent le jeu du concert : ils parlent entre les morceaux, s'adressent très directement aux spectateurs), et que l'on entre dans le mythe et l'opéra sans s'en apercevoir.

Jeanne Desoubeaux